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Le Blog de Patrice!
10 juillet 2006

Ils ont changé le nom de cette rue car elle portait celui d'un esclavagiste.

8Parfois au supermarché il y a un beau, il est d'une taille moyenne, il a la peau mate, les cheveux bouclés, des yeux en amande, une belle bouche et un joli nez. Il a l'air très gentil, j'aimerais bien lui parler mais je n'ose pas – je ne le connais pas. Et puis je ne suis pas vraiment à mon avantage au supermarché: j'ai un t-shirt blanc bien trop grand avec le col serré et je suis caissier.

C'est un métier abominable; les gens disent que je devrais me réjouir: j'ai trouvé un travail pour l'été il y a beaucoup d'étudiants qui cherchent et qui ne trouvent pas, ce genre de choses. Quand je tente d'expliquer à quel point je souffre dans cet environnement, les gens me répondent invariablement « oui mais tu te fais de l'argent » ou « pense aux sous ». Quand je suis à ma caisse, assis pendant sept heures de suite avec une pause minable de vingt minutes au milieu, je passe mon temps à manipuler de l'argent, j'encaisse, je fais de la monnaie, je nettoie des cartes de crédit, et je ne pense pas un seul instant « aux sous » que je vais me faire. Jamais. J'essaierais volontiers, peut être que ça rendrait mes journées moins tristes, mais je n'y parviens pas. C'est tout à fait aliénant d'être caissier: il est presque impossible de penser à autre chose quand on encaisse. C'est d'autant plus terrible qu'encaisser est une activité assez peu stimulante. Je pense que c'est dû aux procédures qui me sont imposées.

Il n'appellent pas ça une procédure, mais un process. Le respect du process est la chose la plus importante chez une caissière, une vertu cardinale qui passe avant tout: je pense que c'est lié à cet axiome de caissière que ma chef m'a assené plusieurs fois « c'est de l'argent tout de même. » De l'argent tout de même, je m'y suis soumis. Composant du process, le BRAMS également m'est imposé. Là ça n'a aucun rapport avec « c'est de l'argent tout de même » ça a rapport avec le client. Il y a le client et il y a l'argent, le lien entre les deux n'est pas vraiment accompli. BRAMS, ce sont les initiales de Bonjour, Regard, Au revoir, Merci, Sourire. À chaque fois que je vois un client je dois effectuer mon BRAMS.

Remarquez, quand on y réfléchit, en dépit du discours qui l'accompagne, ce maudit BRAMS n'a pas grand chose à voir avec le client. Il a juste avoir avec moi: il faut que je sois rapide et efficace, c'est pour ça qu'il vaut mieux que je laisse faire le supermarché comme entité supérieure car « eux, ils savent ». Quand on est caissière on est au degré zéro de la connaissance et la maison mère (c'est le nom de l'entité) a ceci qui m'est supérieur qu'elle sait. Elle sait comment il faut faire, c'est elle qui définit les process que je vais suivre, c'est elle qui me commande ce que je dois dire au client. Il y a tout de même une chose étrange: puisque l'entité est supérieure, puisqu'elle me domine en tout points, pourquoi drape-t-elle ses commandements de justifications qui lui ôtent tout crédit. L'entité me dit: « vous êtes souvent le seul contact humain du client au supermarché, votre rôle est très important; c'est pourquoi vous devez bien respecter votre BRAMS afin d'optimiser cette rencontre », mais justement, ce BRAMS préexiste à ma relation caissière-client, je ne fais qu'adopter une attitude prédéfinie, non modulable. Tu parles d'un contact humain quand la caissière est réduite à un rôle mécanisé, avec des questions fixes qui fonctionnent à la manière d'un QCM « avez vous la carte de fidélité? » sous entendu « oui/non ». Je ne me sens jamais moins dans une configuration de dialogue que lorsque je suis à ma caisse: je ne cesse de parler sans jamais communiquer.

Ce qui est plus embêtant encore, c'est que lorsque je désire en sortir, ma langue fourche, ma maîtrise me fait défaut. Je n'arrive plus à faire une phrase correcte, il m'est impossible d'avoir une conversation, je n'ai plus accès à mes mots, je ne maîtrise plus aucun jeu de langage. Ironie de ce dispositif: même en ayant conscience de l'emprisonnement qu'il m'inflige je ne puis m'en sortir, abruti par la répétition de mon BRAMS.

C'est problématique quand ce beau passe à ma caisse: il est très charmant et j'aimerais vraiment lui montrer que je suis un étudiant un peu chou qui voudrait bien lui parler, mais je n'arrive à rien, je fais mon BRAMS et puis c'est tout. J'essaie de sortir de ce cachot mental, j'essaie de me désautomatiser, de redevenir un humain, mais ce n'est pas faisable, je me vois lui demander sa carte de fidélité, lui demander son mode de paiement et je sens à chaque seconde que je laisse filer une opportunité, ça me met en rage mais le BRAMS ne cède pas, et je le vois me sourire et me dire au revoir et je lui ai parlé comme une merde de caissière.

Un client revient à ma caisse, mais c'est une vieille grosse qui me dit « Excusez-moi vous avez passé deux paquets de frites à quatre-vingt cinq centimes et le dernier à un euro cinq, mais ce sont les mêmes! »

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Commentaires
S
"j'ai regardé le téléthon pendant 36 heures d'affilée" (regard pour voir si ça impressionne)
M
C'est vraiment terrible. Il y a des chous mais ce qu'on rêve qu'ils disent ou fassent, ils ne le font jamais, ce sont d'autres qui s'en chargent: aujourd'hui un gros m'a dit "vous êtes mignonne" avec un clin d'oeil parce que je lui avais donné un indice pour l'énigme numéro 6 ("lorsque je suis sur le visage je me trouve sur le nez" "un poil?" "non monsieur (sourire complice)) sinon y'a Kevin qui va "vider quelques bouteilles ce soir (regard pour voir si ça m'impressione). Et dire que tout ça c'est quand même moins horrible que le BRAMS
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